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Perception rationnelle ou irrationnelle des choses, la suite

par Louis Belval
Début octobre 2019, je publiai pour le Club de l’Interculturalité une introduction à cette variable culturelle dont l’influence sur les comportements me paraît particulièrement forte. Dans ce second article, je vous propose de l’étudier plus en profondeur.

J’insiste.


Je commençais ce premier article en précisant qu’il est nécessaire de préciser l’acception du terme « irrationnel » en le dégageant de son caractère péjoratif habituel. Je tiens à approfondir cet aspect au début de ce second article et à illustrer ce propos : en 2004, j’entendis un jour sur France Info l’interview d’un responsable syndical qui reprochait aux dirigeants de son entreprise de gérer cette dernière de façon « trop rationnelle » (selon ses propres mots). Est-ce à dire qu’une approche rationnelle des choses pourrait, dans certaines circonstances, être excessive ? Que si l’irrationnel sonne souvent faux à nos oreilles de citoyens occidentaux, le rationnel peut lui aussi se révéler parfois négatif ? Tout à fait.

La vie humaine n’est pas composée que d’éléments d’ordre rationnel. Certes, certains sont de cet ordre : nos besoins vitaux en eau et en oxygène, par exemple, peuvent être mesurés et décrits avec précision. Mais beaucoup d’éléments qui composent nos vies ne font pas sens à être mesurés ou à s’inscrire dans une logique systématique. Ce sont même eux qui procurent du goût, voire du sens à la vie. Quelques exemples en vrac : le courage, la peur, la joie, l’enthousiasme, la peine, la confiance, la méfiance, la violence, l’amour... La liste est longue et n’a pas ici besoin d’être exhaustive. La vie humaine est faite de considérations d’ordre rationnel et d’autres d’ordre irrationnel. Les premières font que la vie est possible ou pas. Les secondes font que la vie vaut la peine d’être vécue, ou pas. A partir du moment où l’on intègre que le rationnel et l’irrationnel ont tous deux une partition à jouer dans nos vies et dans nos rapports avec les autres, on comprend que si l’un devient excessif, il risque d’amoindrir l’autre et de susciter un déséquilibre nuisible.

Dans le domaine militaire, cette dualité a un impact concret direct : pour qu’une mission soit menée à bien, il faut que l’équipe qui va l’accomplir disposent en quantité suffisante et en même temps non excessive (donc correctement mesurée) d’hommes, de munitions, d’eau, de vivres, de carburant... Mais ce même accomplissement requiert aussi que les hommes en question aient un moral suffisamment élevé et que leur engagement et leur confiance en leur chef soient les plus forts possibles. Il en va de même de leur courage, de leur goût de l’effort, de leur résistance à la fatigue et à la douleur, de leur réactivité, de leur intuition... Autant de paramètres qui ne se dénombrent pas et qui se révèlent pourtant, à un moment ou un autre, déterminants. C’est, entre autres, dans cet équilibre entre des considérations d’ordre rationnel et d’autres d’ordre irrationnel que se joue le succès d’une mission.

Lorsque l’on intègre cette dualité et l’importance de ce qui se trouve dans chacun des plateaux de la balance, on peut admettre que ce qui relève de l’irrationnel (dans l’acception qu’on a de ce terme au sein de la discipline de l’interculturalité) n’est pas négatif ou inférieur à ce qui relève du rationnel. Et ainsi qu’il n’est pas judicieux de déprécier une culture sous prétexte qu’elle encourage ses membres à avoir une perception plutôt irrationnelle des choses. Comme toujours l’interculturalité requiert de renoncer, autant que possible, à juger l’Autre et sa culture.

Dans mon article d’introduction à cette variable culturelle, j’expliquais que les cultures occidentales sont marquées par une perception rationnelle des choses, contrairement aux cultures africaines où c’est une perception irrationnelle des choses qui sera privilégiée. Voyons maintenant comment d’autres variables culturelles sont influencées par ces tendances.

Perception du temps.


Du point de vue culturel, il existe différentes façons d’appréhender le temps : on peut en avoir une perception linéaire ou cyclique, monochrone ou polychrone, fonctionnelle ou relationnelle, ou encore planifiée ou élastique.

Une perception rationnelle du temps invite à le considérer de façon linéaire, monochrone, fonctionnelle et planifiée.
Une perception irrationnelle du temps conduit à le considérer de façon cyclique, polychrone, relationnel et élastique. Le sentiment général qui s’en dégage d’un point de vue occidental est celui d’une confusion, d’un désordre et d’une absence de point de repère qui peuvent se révéler anxiogènes. C’est un exemple classique de choc culturel.
On voit ici apparaitre les avantages respectifs de chaque mode de perception du temps : une perception rationnelle du temps procure sur lui une certaine maitrise, tandis qu’une perception irrationnelle du temps favorise une plus grande capacité d’adaptation.

Perception de l’argent.


Dans un premier temps, on pourrait considérer que l’argent est quelque chose de purement rationnel. Après tout, ce ne sont que des nombres associés à des devises, l’argent semble ne pas pouvoir faire autrement que d’être mesuré. Pourtant là encore, les choses ne sont pas si simples, car s’il est vrai qu’une somme d’argent correspond à une valeur numérique, il est tout à fait possible de la considérer différemment.

Avant tout, il faut se rappeler que la valeur de l’argent est de l’ordre de la croyance. Si nous sommes tous d’accord sur le fait que le morceau de papier représenté ci-dessous vaut 20 euros, c’est parce que nous y croyons.

Ce phénomène de croyance au sujet de l’argent ouvre grand la porte à en avoir une perception irrationnelle, y compris dans les cultures où une approche rationnelle des choses est privilégiée. Ce qui va marquer une différence culturelle, c’est la tendance collective à tendre vers une perception rationnelle de l’argent basée sur son caractère numérique ou vers une perception irrationnelle de l’argent fondée sur son caractère symbolique.

Une perception rationnelle de l’argent donne du sens à ce qu’il soit géré avec précision. De ce point de vue, un centime d’euro est un centime d’euro et un franc CFA est un franc CFA (pour mémoire 1 F CFA = 0,0015 €). Et par conséquent, le propriétaire légitime d’une somme, aussi dérisoire soit-elle ne peut se voir contester cette propriété sous prétexte qu’elle serait, justement, dérisoire.

Une perception irrationnelle de l’argent rend sa valeur numérique un peu floue, approximative, et ouvre la porte à ce que cette valeur soit à son tour placée sous le règne de l’allégeance relationnelle, et donc déterminée par les jeux de relations auxquels elle participe. Un exemple classique de cette réalité apparait lorsqu’on compare la façon dont sont présentés les prix dans les commerces gérés « à l’occidentale » ou « à l’africaine ». Dans un supermarché comme le M’bolo à Libreville (qui appartient au groupe français Casino), la tarification des produits est rationnelle : elle est déterminée sur des critères économiques, les prix sont étiquetés sur chaque produit, calculés au franc CFA près et non négociables.
Si vous préférez acheter vos fruits et légumes à la marchande qui s’installe tous les matins sur un trottoir ou dans une cabane de votre quartier, les prix ne seront pas affichés la plupart du temps. Et quand bien même ils le seraient, cela n’aura pas beaucoup d’importance puisqu’ils resteront négociables. Le prix que vous payerez dépendra surtout de la relation que vous aurez tissée avec cette commerçante. D’où l’importance de négocier ! Car il ne s’agit pas tant de faire baisser le prix que de discuter avec elle et donc, de tisser une relation. Aussi longtemps que vous ne prenez pas le temps d’établir ne serait-ce qu’un début de relation, vous demeurez un inconnu à qui on peut très légitimement faire payer une marchandise 2 ou 3 fois son prix.

Tous les prix peuvent être négociés sous le poids d’une perception irrationnelle de l’argent, y compris ceux qu’on a tendance à considérer comme figés (par exemple parce qu’on a trop prit l’habitude d’acheter en ligne, et donc de se soumettre au prix affiché). Mais ce principe de négociation toujours possible s’étend bien au-delà de la simple question du prix d’une marchandise ou d’un service. Le destinataire d’une somme d’argent peut lui aussi « être négocié », la plupart du temps à son insu, évidemment. C’est ici que la corruption telle qu’elle se produit souvent en Afrique trouve une de ses racines les plus fortes. Cette question de la corruption fera certainement l’objet d’un prochain article...


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Spiritualité.


Une perception rationnelle des choses encourage à préférer la science et la connaissance aux croyances. Une perception irrationnelle des choses encourage exactement l’inverse. Il est difficile de séjourner dans un pays africain sans y voir une multitude de symboles religieux un peu partout. Les références bibliques, coraniques, mystiques, ésotériques, sont omniprésentes : dans les noms des boutiques, sur les carrosseries des véhicules, dans les journaux et magazines (tous médias confondus), dans les locaux professionnels, dans la publicité, dans la communication gouvernementale... Il n’est pas rare d’entendre des références à Dieu dans une conférence sur la science ou la macro-économie, ou dans un discours officiel, et les faits divers à caractère religieux ou mystique sont légions.

Dans leur grande majorité, les africains ont un attachement fort à ce qui relève du spirituel et ne s’en cachent pas. Quitte à mélanger les croyances et à associer en particulier celles de leurs traditions animistes ancestrales (comme le Vaudou au Bénin ou le Bwiti au Gabon) à celles des confessions monothéistes. Même là, on sent le poids d’une perception irrationnelle des choses. C’est quand on a une perception rationnelle du fait religieux qu’on se préoccupe de théologie et qu’on distingue clairement les religions les unes des autres en fonction de leurs croyances. Le syncrétisme n’est pas nécessairement un problème pour des populations pour qui le plus important est d’avoir une entité au-dessus de soi en qui s’en remettre ou à qui rendre grâce.

Dans un tel environnement, les chocs culturels guettent les touristes et les expatriés occidentaux à tout moment. Je me suis un jour rendu dans une clinique de Libreville où j’ai vu inscrit, sur la porte d’une salle de consultation : « c’est Dieu qui guérit ». Quand j’ai constaté que le médecin manquait de matériel pour m’ausculter, j’ai compris combien faire appel à Dieu pouvait paraitre raisonnable à la plupart des patients. Dans ce genre de situation, le touriste blanc peut prendre peur et chercher frénétiquement un médecin qui fasse plus « médecin », alors que le gabonais ne s’en inquiétera pas plus que ça. D’ailleurs, beaucoup de gens là-bas n’hésitent pas à confier leur santé à Dieu et à consulter un nganga (tradipraticien du Gabon) ou un marabout avant de se rendre dans un hôpital...

Un taxi à Yaoundé
Un taxi à Yaoundé
Communication professionnelle d’une entreprise de Libreville
Communication professionnelle d’une entreprise de Libreville
Enseigne d’un commerce à Yaoundé
Enseigne d’un commerce à Yaoundé
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Il est essentiel de comprendre ce qui se joue : ce foisonnement plus ou moins cohérent de spiritualité n’est pas l’expression d’un obscurantisme dont les africains ne parviendraient pas à se départir, ou d’un paravent derrière lequel ils chercheraient à dissimuler de l’ignorance, de l’incompétence ou du laxisme. Encore une fois, l’évocation de réalités spirituelles peut surgir dans le discours d’un expert qui maitrise parfaitement son sujet. Ces populations croient au divin et à tout ce qui en relève parce que cela fait sens dans leurs cultures, parce qu’elles ont une perception irrationnelle des choses qui entre en cohérence avec l’allégeance relationnelle à laquelle elles sont soumises.


Louis Belval